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8 février 2018 4 08 /02 /février /2018 22:03
Les croix de bois

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Le livre, Les croix de bois, paraît en 1919, tout de suite après la guerre, écrit par Roland Dorgelès, engagé volontaire, bien que réformé deux fois pour raison de santé. Le film, adapté du livre, sort en1932 : tourné sur les champs de bataille de Champagne avec l’appui de l’Armée française et avec des acteurs - Pierre Blanchar (Gilbert Demachy), Charles Vanel (caporal Breval), Aimos (Fouillard), Jean Galland (capitaine Cruchet) - et des figurants ayant participé à la guerre.

 

Dans le livre, Roland Dorgelès retrace la vie au front d’un groupe de soldats que vient de rejoindre un jeune engagé, étudiant en droit qui s’intègre malgré les différences d’éducation, de classe, de fortune…
L’expérience de ces hommes qui subissent une guerre implacable, sur laquelle ils ne peuvent rien, à laquelle ils doivent s’adapter, en fait un livre contre la guerre, non pour des raisons philosophiques, politiques ou autres mais par la seule description de la vie des soldats.

 

 

 

 

Les croix de bois

La force des Croix, c’est le récit de la vie quotidienne au front. Un monde clos, auquel nul ne peut échapper, sans lien avec l’extérieur, en dehors de la nourriture et des babilles (les lettres), bonnes ou mauvaises, irrégulières, en dehors des décisions incompréhensibles des stratèges, allemands ou français, qui ne sont connues que par leurs conséquences : une patrouille à faire, une attaque pour reprendre un village en ruines, dans une course folle face à des tirs de mitrailleuse, l’attente de la relève ou de la mort, sur le mont Calvaire, cette terre morte où (les torpilles) ne pouvaient plus rien arracher que des lambeaux d’hommes et des cailloux, et pour lequel tant de copains avaient déjà perdu la vie. Tandis que les coups de pioches des Allemands annoncent qu’ils sont en train de mettre en place une mine qui va tout faire sauter.
 

Roland Dorgelès passe d’une journée à l’autre, d’une situation à l’autre, d’un événement à l’autre, sans transition : de la tranchée, dans la boue, au repos dans le gourbi où s’échafaudent des rêves impossibles ou, à l’arrière, dans le village animé avec ses commerces, ses bistrots. D’une attente à l’autre : de la soupe, des lettres, de la relève, de l’attaque, sous la pluie ou les bombes. De la mort.
Il décrit des lieux sinistres :
tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées regardaient l’eau couler… Avec les crues, les croix devaient s’en aller, au fil de l’eau grise… Mais aussi la ferme, la grande salle, tout embaumée de soupe… où il retrouve sa chaise, son bol, ses sabots, son petit flacon d’encre… retrouver ces choses à soi, ces riens amis qu’on aurait pu ne jamais revoir.
Il devine les pensées de chacun, de Gilbert Demachy, probablement très proches des siennes, notamment à propos de ces
pauvres hommes que, vivants, il n’avait pas toujours aimés, parce qu’ils étaient parfois grossiers, le geste et l’esprit lourds. Et leurs rêves, leur espoir malgré une résignation obligée. Cet espoir qui est entretenu par les moments de bonheur. Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux… Le bonheur est partout. C’est le gourbi où il ne pleut pas… la litière sale où l’on se couche… Un pavé, rien qu’un pavé, où se poser dans un ruisseau de boue, c’est encore du bonheur. Mais il faut avoir traversé la boue pour le savoir. Quand la guerre est finie, pour cinq jours..., loin de la tranchée, loin de la ligne de front quand, au repos, on se retrouve avec les copains survivants. A délirer sur ce qu’on donnerait pour revenir au pays : un œil, une jambe…

De situations insupportables aussi : Tous dans le boyau… Sans regarder, on y sauta. En touchant du pied ce fond mou... C’était un entassement infâme, une exhumation monstrueuse de Bavarois cireux sur d’autres déjà noirs, dont les bouches tordues exhalaient une haleine pourrie ; tout un amas de chairs déchiquetées, avec des cadavres qu’on eut dit dévissés, les pieds et les genoux complètement retournés… on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes...

Le tout dans une langue belle et riche que, quelquefois, on n’ose qualifier de poétique. Malgré tout, ce livre est une œuvre d’espérance, de volonté de vivre, de petits bonheurs dont on n’a conscience que quand on a vécu le pire.


 

Les croix de bois

A ce récit subjectif, intimiste, le film de Raymond Bernard apporte une représentation de la guerre, plus extérieure, plus désespérée, par l’apparente objectivité des images dominées par la mort. Dès la première image, pendant le générique, la flamme du soldat inconnu : ce sera aussi la dernière image. Puis vient un bataillon présentant les armes, chaque soldat recouvert, dans un fondu enchaîné, par une croix blanche puis un double champ de croix blanches sur un musique cérémonielle, champ de croix noires (soldats allemands), croix blanches et noires et une importante croix blanche – in memoriam. Au milieu des images qui rappellent l’enthousiasme des débuts de guerre, engagement des volontaires, départs en train, fleuris et chantants, une affiche de mobilisation sur fond de son de cloches avec apparition d’un portrait de mère.

La guerre : des champs dévastés, peuplés de cadavres, de squelettes d’arbres, de trous de bombes où se terrent les soldats, les attaques allemandes ou françaises de biffins qui ne sont que de la chair à mitrailleuses ; long plan sur de visage de mourant, le caporal Bréval, désespéré, torturé jusqu’au dernier souffle par les infidélités de sa femme ; l’agonie de Damarchy, dernière séquence du film, qui n’a jamais rien demandé d’autre que de garder l‘espoir jusqu’à la fin… et qui bouge, et qui refuse de mourir, qui chantonne pour survivre, v'là le beau temps…

La force principale, spécifique, du film est probablement l’utilisation du son : le bruit de cette guerre, de ce canon qui tonne en permanence, lointain ou tout proche, seulement inquiétant ou meurtrier. Qui s’arrête un instant. Un instant de bonheur. Qui reprend aussitôt. Qui se rapproche. Qui enlève des vies. Au hasard. Sans autre moyen de défense que la tranchée, le gourbi ou le trou de bombe dans lequel on s’enfonce quand c’est possible. Attente. Hasard.
Raymond Bernard a utilisé la technique nouvelle du film sonore pour submerger le spectateur de la force meurtrière de la technique guerrière : crépitement des mitrailleuses, françaises ou allemandes qui déciment des hommes qui courent dans un assaut impossible ; tonnerre de l’artillerie lourde qui détruit tout, explose la terre de mille trous, pétrifie les arbres et tue les hommes.
Une affrontement d’artillerie, infernal, qui va durer
dix jours, quinze minutes de cinéma, entrecoupées de cartons - dix jours – cartons qui, dans les films muets, encore majoritaires à l’époque, donnaient la parole aux hommes, pleinement vivants désormais et, ici, enfoncent dans la tête du spectateur la durée de l’enfer de la menace mortelle..

Raymond Bernard emprisonne le film dans les images de surimpressions des croix au début du film, croix sur le bataillon de jeunes destinés au massacre, mais aussi à la fin du film, cohortes de soldats portant des croix blanches, françaises, ou noires allemandes. Montant au sacrifice. Seule la mort est victorieuse. Surimpression aussi du son, quand Demachy prie la Vierge de lui permettre de survivre ou, au moins, de conserver l’espoir de vivre, toujours, maintenant, à l’heure de la mort. Et on entend les fidèles dans l’église, terminer, à sa place : ainsi soit-il.
 

Les Croix de bois, ni le film, ni le livre, ne sont spécialement contre les militaires – il y a de bons et de mauvais officiers ou sous officiers, de bons ou mauvais soldats. Le plus dur, pour ceux qui meurent – Demachy, Bréval, c’est la pensée de la femme insouciante, infidèle... Pour celui qui en revient, vivant - Sulphart – la femme envolée avec les meubles, sans un mot, sans une lettre. Quant aux civils, il en est peu question, les villageois qui profitent, les autres, à l’arrière, sont dans un autre monde, même les parents de Demachy à qui Sulphart en permission, a essayé de parler du front, ne comprennent pas...

Mais les soldats, dans leurs petits moments de bonheur au cœur de la tuerie, sont aussi froids devant la mort de l’autre – le corps de copains utilisés pour faire un parapet, les morts pas plus tragiques que les caillouxComme l’homme est dur, malgré ses cris de pitié, comme la douleur des autres lui semble légère, quand la sienne n’y est pas mêlée !


 

Les croix de bois

Le livre et le film finissent différemment. Dans le film, Demachy, murmure en mourant, v'là le beau temps, cruel et dérisoire… Dans le livre, Sulphart, avec deux doigts et deux cotes en moins, abandonné par sa femme, est vivant, survivant peut-être mais vivant, avec des souvenirs. De tous les autres dont on voit les croix.

 

Dans A l’Ouest, rien de nouveau, livre et film, pendant germanique des Croix de bois, on peut retrouver des différences comparables : les livres sont plus centrés sur les conditions des soldats. Tous sont contre la guerre, mais A l’Ouest, livre et film, sont plus politiques que les Croix, à la fois contre ceux qui déclenchent les guerres et ceux qui en profitent, contre les militaires et leurs complices, instituteurs et stratèges en bistrot.

Roland Dorgelès ne dit rien de la cause de la guerre qui, engagé volontaire, a dû lui paraître plus ou moins légitime. A laquelle il adhère, malgré tout, à plusieurs reprises : le volontariat répété de Gilbert Demachy, pour aller à la guerre et pour les missions au front, en quelque sorte son double, j’ai senti qu’il serait mon ami ; quand, à l’église, on chante Sauvez, sauvez la France... combien sommes nous, les yeux fermés, le front dans les mains, que ce cantique émeut à nous serrer la gorge ! Au moment de l’attaque, toutes les sapes, toutes les tranchées étaient pleines, et de se sentir ainsi pressés, reins à reins, par centaines, par milliers, on éprouvait une confiance brutale. Hardi ou résigné, on n’était plus qu’un grain dans cette masse humaine. L’armée, ce matin là, avait une âme de victoire ; au moment du défilé de la victoire, conquête d’un village en ruines, musique en tête, le général s’était levé sur ses étriers et, d’un grand geste de théâtre, d’un beau geste de son épée nue, il salua notre drapeau, il Nous salua… Le régiment, soudain, ne fut plus qu’un être unique. Une seule fierté : être ceux qu’on salue ! Fiers de notre boue, fiers de notre peine, fiers de nos morts !… notre orgueil de mâles vainqueurs. Qui l’amène cependant à conclure qu’il y aura toujours des guerres.

Sur cet aspect, le film s’écarte un peu du livre : le cantique Sauvez la France ! Lors de la messe dans un village, est remplacé par l’Ave Maria ; lors de la revue victorieuse, même si la musique du régiment redonne de la prestance aux hommes qui se redressent, l’image du général sur son cheval, un tantinet bedonnant, montré en contre-plongée, n’est pas celle d’un guerrier triomphant à la tête de ses troupes...

 

Les Croix de bois, livre et film, sont plus centrés sur la vie des soldats au front que A l’Ouest rien de nouveau : pas de classes militaires à la caserne, pas de permission, pas de camp de prisonnier, pas d’aventures féminines, pas de parents… Les Croix a été écrit à chaud. Dans l’euphorie trompeuse d’une hécatombe victorieuse, même si livre et film s’achèvent avant l’armistice. Le film a été réalisé treize ans plus tard. L’euphorie de la victoire s’est estompée. Reste la blessure, la saignée.
 

 

 

Les croix de bois

1 - Les Croix de bois de Roland Dorgelès (1919), film réalisé par Raymond Bernard (1932).

En 1932, le cinéma sonore ou parlant n’existe que depuis quelques années, Le chanteur de jazz de Alan Crosland est sorti en 1927, 20 salles sont sonorisées en 1929 et moins de 50 % des salles (un millier) en France sont équipées pour la projection de ces nouveaux films en 1932.

 

2 - Im Westen nichts Neues (À l'Ouest, rien de nouveau ) roman de Erich Maria Remarque (1929), film All Quiet on the Western Front réalisé par Lewis Milestone, (1930)

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