La bataille autour de la contre-réforme des retraites bat son plein. Comme toujours, les compétents qui ont le pouvoir, politique ou financier, savent battre leur coulpe sur la poitrine des exécutants. Qui vont souffrir du recul de l’âge de la retraite annoncé...
Argument souvent avancé, les Français vivent plus longuement, ils doivent travailler plus longtemps. Comme si le progrès et le but de la vie étaient de toujours travailler plus quelles que soient les conditions. Quelles qu’en soient les conséquences !
L’espérance de vie des Français...
… s’allonge, effectivement. Pour les hommes, elle était de 79,5 ans en 2017 et de 85,3 pour les femmes, soit un gain de 2,1 années pour les premiers et 0,9 pour les secondes, par rapport à 2007. L’espérance de vie en bonne santé (nombre d'années qu'une personne peut vivre sans souffrir d'incapacité dans les gestes de la vie quotidienne) est bien moindre : 64,1 ans pour les femmes et 62,7 ans pour les hommes.
En clair, une partie des travailleurs et des travailleuses ne pourront profiter, dans de bonnes conditions, de leur retraite.
De plus, ce n’est pas un retraité moyen qui vit ou meurt ! C’est une personne dont l’espérance dépend beaucoup de certaines caractéristiques : homme-femme, âge, catégorie sociale, profession…
D’après l’Insee, prenant en compte les années 2009-2013, un cadre-homme de 35 ans peut espérer vivre jusqu’à 84 ans et un ouvrier jusqu’à 77,6 ans soit 6,4 ans de moins ! La différence entre femme-cadre et ouvrière est moindre, 3,2 ans (88 et 84,8 ans).
A 35 ans, pour les hommes-cadres, l’espérance de vie en bonne santé est de 34 ans, soit, au total, 35 + 34 = 69 ans. Pour les ouvriers, elle est de 24 ans, 10 ans de moins : soit 35 + 24 ans = 59 ans. Avant l’âge officiel de départ à la retraite !
Plus l’âge de départ à la retraite sera retardé, plus le nombre d’ouvriers qui la prendront diminuera... et leur état de santé, leur qualité de vie, quelle que soit leur durée de cotisation.
Bonne façon d’équilibrer le régime de retraites au dépens des travailleurs (1).
Les accidents du travail (AT) ont un rôle important dans la différence d’espérance de vie et leur nombre varie en fonction du type d’emploi. Ainsi, le tableau A permet de constater que les AT mortels sont 3 fois plus élevés chez les ouvriers que chez les cadres et 2 à 5 fois plus chez les travailleurs et les travailleuses âgés de plus de 60 ans, ceux que les réformateurs veulent maintenir au travail !
Tableau A : Fréquence des accidents mortels par milliard d’heures travaillées en 2016 (2) |
||||
Âge |
15-19 ans |
20-29 ans |
30-59 ans |
60 ans ou plus |
Hommes |
36,5 |
13,3 |
30,5 |
69,5 |
Femmes |
6 |
1,4 |
4,7 |
10,5 |
Emploi |
Cadres |
Employés |
Ouvriers |
Hommes |
13,3 |
19,3 |
41,5 |
Femmes |
3,3 |
2,5 |
10,3 |
Une enquête (2010) de la CNAMTS précise que les plus de 50 ans, comme les moins de 30 ans, constituent 23% des salariés et ne contribuent qu’à16 % des AT contre 34 % pour les moins de 30 ans. Mais les AT graves les touchent plus : 32 % des incapacités permanentes concernent des salariés de plus de 50 ans qui ont, aussi, plus de difficultés de récupération, contre 14 % chez les moins de 30 ans. Pour les décès, la différence est encore plus importante : 41 % concernent les plus de 50 ans contre 12 % pour les moins de 30 ans (3).
Une publication de la Dares sur la fréquence des AT et des AT mortels suivant le type d’activité, Tableau B (simplifié), permet d’affiner ces propos (4).
La Dares rapporte 790 AT mortels par an, soit 2,2 par jour !
La fréquence des AT est en moyenne de 20,4 par million d’heures rémunérées. Elle varie du simple au double, de 17,4 à 39, par grands groupes d’activités, leur nombre le plus élevé est dans l’intérim (39) ou la construction (33).
Pour les AT mortels, la moyenne est de 20,5 décès par milliard d’heures rémunérées. Ce taux est 2 à 3 fois plus élevé dans l’Intérim 40,7, Transports et entreposage 44,2, Travail du bois, industries du papier et imprimerie 46,4, Agriculture, sylviculture et pêche 50,2 et Construction 65,8.
Il faut noter que les différentes publications ne comptabilisent que « salariés affiliés au régime général ou à la mutualité sociale agricole et agents des fonctions publiques territoriale et hospitalière en France » (ici hors Mayotte). Elles ne dénombrent pas les AT des travailleurs non affiliés, des travailleurs au noir, français ou étrangers, des sans papiers. Et le nombre d’AT est sous-estimé du fait d’une importante sous-déclaration.
Il faudrait ajouter aux AT, les suicides au travail en fonction de la profession :
un agriculteur, profession la plus à risque, se suicide tous les deux jours.
Entre 2007 et 2009, 161 suicides d’agriculteurs ont été constatés chaque année (5).
Tableau B - AT selon le secteur d’activité en 2019 |
||||
|
Nombre d’AT avec arrêt |
Fréquence des AT* |
Nombre d'AT mortels |
Fréquence des AT mortels** |
Ensemble (a) |
783617 |
20,4 |
790 |
20,5 |
Agriculture, sylviculture et pêche |
15306 |
28,4 |
27 |
50,2 |
Industries dont |
97185 |
17,4 |
140 |
25,1 |
Production et distribution d'eau, assainissement, gestion des déchets et dépollution |
8441 |
25,5 |
13 |
39,2 |
Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac |
24075 |
23,8 |
20 |
19,8 |
Travail du bois, industries du papier et imprimerie |
8238 |
27,3 |
14 |
46,4 |
Métallurgie, fabrication de produits métalliques à l'exception des machines et des équipements |
15967 |
23,7 |
21 |
31,2 |
Construction |
82293 |
33 |
164 |
65,8 |
Intérim |
53197 |
39,3 |
55 |
40,7 |
Services (hors intérim) |
528048 |
18,5 |
401 |
14,1 |
Dont Transports et entreposage |
66959 |
28,5 |
104 |
44,2 |
Hébergement/restauration |
41712 |
23,7 |
23 |
13,1 |
Activités de services administratifs et de soutien |
47220 |
23,8 |
49 |
24,7 |
Administration publique |
74568 |
21,1 |
21 |
5,9 |
Hébergement médico-social et action sociale sans hébergement |
91889 |
39 |
21 |
8,9 |
Arts, spectacles et activités récréatives |
13932 |
32,3 |
14 |
32,5 |
(a) Y compris 7 588 AT dont le secteur d'activité n'a pas pu être identifié.
* Par million d'heures rémunérées.
** Par milliard d'heures rémunérées.
Lecture : en 2019, 82 293 AT dans la Construction, soit 33 par millions d’heures rémunérées et 65,8 mortels par milliards d’heures rémunérées.
Au niveau de l’Union européenne...
… la France arrive première par le nombre d’accidents mortels au travail : 3,53 pour 100 000 salariés contre une moyenne européenne de 1,74. Le travail dans les pays comparables est beaucoup moins meurtrier (7 fois moins pour les pays-Bas !) Le taux est en Italie 2,1, Espagne 1,78, Danemark 1,43, Belgique 1,27, Allemagne 0,79, Suède 0,72, Pays-Bas 0,48 (6).
Si ce taux est rapporté au poids des activités « à risque » dans chaque pays, la France arrive deuxième derrière le Luxembourg (7).
De tels chiffres devraient inquiéter les employeurs qui peinent à trouver des candidats à l’embauche et un gouvernement qui veut mettre le travail à l’honneur. Le président Macron flattait hier le dévouement des travailleurs de première ligne qui permettaient à l’économie de tenir pendant la pandémie, quoi qu’il (leur) en coûte. Ce n’est plus d’actualité quand il s’agit de payer la note : rigueur financière oblige sobriété. Macron sarkophagé reprend le discours du « travailler plus pour gagner plus » et de « l’immigration choisie ».
Bien sûr, le travail sera toujours plus ou moins dangereux suivant le type d’activité. Les pays voisins montrent cependant qu’il est possible d’améliorer la situation de façon significative. Les mesures gouvernementales et patronales n’en prennent pas la direction et risquent d’accentuer le phénomène : allongement du temps de travail, son organisation (développement de la sous-traitance, des CDD, de l’intérim), intensification avec burn-out et suicides (même si le travail n’en est pas toujours la seule cause), stress, fatigue, sous-effectifs… L’insuffisance des contrôles de conditions de travail, suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par Macron 2017, faiblesse de la médecine du travail souvent dépendante du chef d’entreprise (dans les entreprises d’au moins 2 200 salariés, le médecin du travail est salarié de l’entreprise)…
Bonus :
Il ne faut cependant pas oublier la fatigue et la souffrance des actionnaires ou grands patrons, heureusement largement assistés, qui ont vu leurs profits ou leur rémunération s’envoler. La rémunération moyenne des dirigeants du CAC 40 a augmenté de 1 million d’euros en dix ans.
Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, déclarait récemment : « Je suis fatigué de cette accusation de “m’être augmenté de 52 %” », d’autant que cette hausse venait après diminution en 2020 du fait de la crise du Covid. Il avait effectivement raison, de tels à-coups dans sa rémunération sont difficilement supportables.
De plus, avec ses 5,944 millions d’euros de salaire annuel, soit 312 années de Smic, il n’est que le 13ème dirigeant du CAC 40 pour le montant des rémunérations. Beaucoup plus mal payé que le dirigeant de Dassault Systèmes, Bernard Charles, champion, hors catégories, avec plus de 40 millions d’euros... (Tableau C, simplifié)
Tableau C : Rémunération annuelle en 2021 de quelques dirigeants les mieux payés du CAC40 en années de smic, niveau octobre 2021 (8) |
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Bernard Charles |
Dassault systèmes |
2315 |
Daniel Julien |
Teleperformance |
1030 |
Calos Tavares |
Stellantis |
1022 |
Paul Hudson |
Sanofi |
577 |
Parick Pouyanné |
Total |
312 |
2 – Cnam, MSA (Accidents du travail) ; Insee, DDAS/DSN (heurs salariées)/Dares in Alternatives économiques 07/06/2022
3 - https://www.inrs.fr/header/presse/cp-accident-travail-senior.html
4 - https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-salaries-les-plus-touches-par-les-accidents-du-travail-en-2019
5 - Le Monde 03/02/2016
6 - https://www.alternatives-economiques.fr/travail-tue-autant-france/00103597
7 - Le Monde le 13 mai 2022
8 - https://www.alternatives-economiques.fr/pdg-de-totalenergies-gagne-300-smic-4-autres-infographies-a-ne-rater/00104900