"Notre terreur", "Buon giorne, notte", "Des hommes et des dieux"
Décisions collectives à huis clos
A quelques jours d'intervalle, nous avons vu 3 spectacles (une pièce de théâtre "Notre terreur" et 2 films ("Buongiorno, notte" et "Des hommes et des dieux") sur des événements historiques différents, dans le temps, dans les lieux, dans les motivations historiques des protagonistes : la Terreur en France en 1793-94*, l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro en Italie en 1978**, l'enlèvement et l'assassinat des moines de Tibhirine en Algérie en 1996***.
Il peut paraître étrange de parler en même temps de ces 3 oeuvres et événements. Mais elles se déroulent dans un huis clos relatif où un groupe engagé est confronté à des incertitudes qui pèsent sur les décisions à prendre, en principe collectivement.
Dans "notre terreur", tout se passe en réunion au niveau du Comité de salut public. Le monde extérieur n'apparaît que par les récits de l'un ou l'autre des personnages : l'agitation de la Convention, la guerre aux frontières. Les décisions sont difficiles à prendre, des hésitations apparaissent et des affrontements. Mais, à chaque fois, Robespierre entraîne par sa détermination, même si sa prééminence est quelquefois discutée. Quand il se retire, pendant une longue période, son absence même pèse sur des décisions qui ne peuvent être prises.
L'essentiel du film sur l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro se passe dans un appartement-prison. L'extérieur ici apparaît, notamment, par la télévision dont chacun attend la justification de l'action entreprise (l'enlèvement avec menace d'exécution) par la nouvelle du soulèvement populaire qui ne vient pas. Les conjurés sont, finalement, prisonniers de leur piège. Seule la jeune femme du groupe qui poursuit ses activités professionnelles, maintient un contact direct avec le monde extérieur. Ce contact avec la réalité, la persistance de son humanité, de son histoire personnelle, lui font comprendre l'inanité de cette action. Dont elle ne peut s'abstraire que par des issues imaginaires.
Un autre des protagonistes doute aussi au point de faire une tentative de sortie, de revoir son amie : il revient, incapable de résister à l'engrenage, à la machine logique autojustificative, bien qu'il soit persuadé de son échec.
Seul, le responsable de l'opération continue à justifier la nécessité de son entreprise et pèse de tout le poids de sa rationalité verbale sur les velléités réalistes de ses compagnons.
A Tibhirine , les moines sont en contact avec la population, ils ne disposent, apparemment, de pouvoir que sur eux-mêmes. Ils n'ont pas d'armes. Ils sont au service pacifique de leur engagement par leur seule présence, leur activité quotidienne. La population vient consulter l'un d'eux, médecin, ils sont invités à certaines fêtes par les villageois. Mais ils savent que leur présence est précaire, comme "l'oiseau sur la branche" même si la population leur témoigne un certain attachement. Ils savent que leur vie est en danger : des chrétiens de la population ont été assassinés, seulement parce que chrétiens (dans le film, il n'est pas fait allusion à ce fait que les moines de Tibhirine connaissaient). Ils le savent encore plus quand une bande armée veut réquisitionner le médecin ou des médicaments. Et surtout quand le chef de ce groupe qui avait respecté la volonté de moines est tué par l'armée.
Ce jour-là, ils savent qu'en restant, ils se condamnent au martyre. Et les autres au crime. Sont-ils venus pour être martyrs ? ou témoigner ? Témoigner jusqu'au martyre ?
De multiples discussions les partagent sur le sens de leur présence. Sur le degré de leur engagement. Certains doutent. Ont peur. Mettent en question certaines décisions de celui qu'ils ont désigné pour parler en leur nom. Mais dans le huis-clos, c'est sa parole qui l'emporte. Il sent bien les résistances. Il ne ferme jamais vraiment la porte. Il se contente de ne pas l'ouvrir.
Dans ces 3 oeuvres, vues sous un seul angle, artificiellement réunies ici par le hasard, sont posées les questions du doute, de la profondeur, du prix de l'engagement, de la difficulté de la prise de décision collective, de la liberté individuelle, de la démocratie. Questions exacerbées par, à l'extérieur, le "moment historique" et, à l'intérieur du groupe, par l'enfermement à la fois physique, psychologique et politique des protagonistes. Sous l'influence d'un citoyen, d'un camarade, d'un frère.
* Notre terreur, 2009, création collective "d’ores et déjà ", mise en scène Sylvain Creuzevault avec Samuel Achache, Benoit Carré, Antoine Cegarra, Éric Charon, Pierre Devérines, Vladislav Galard, Lionel Gonzalez, Arthur Igual, Léo-Antonin Lutinier.