Laïcité, ensemble
La laïcité, délaissée depuis longtemps par la gauche, a été reprise par ceux qui la combattaient, la droite et l’extrême droite, pour en faire une arme d’exclusion, contre les musulmans.
Article 2 de la Constitution de 1958 : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances…
Sans être juridiquement définie, la laïcité repose sur quelques principes : liberté de conscience, liberté de croire ou non, d’avoir une religion ou non, séparation du pouvoir spirituel et temporel, des Églises et de l’État, refus de la domination de la religion sur la société, neutralité de l'État à l'égard des confessions religieuses.
Le mot laïc est apparu au Moyen Âge pour désigner l'homme du commun non instruit dans la religion, ni clerc, ni religieux. Mais l'idée de laïcité a des sources lointaines, chez les philosophes grecs et romains et même chez Averroès, Ibn Roched, philosophe et théologien musulman du douzième siècle. Certains considèrent qu’elle peut être déduite de l’Évangile selon Marc 12:17 : Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
A Rome, les empereurs étant considérés comme des dieux, les chrétiens reconnaissaient son pouvoir temporel et non son pouvoir religieux, forme de laïcité qui leur a valu quelques persécutions jusqu’à la conversion de l’empereur ce qui a renversé la situation.
La laïcité n’est pas une invention, une exclusivité françaises, même s’il est souvent dit que cette notion est intraduisible dans de nombreuses langues. Elle a pris, ailleurs, d’autres formes. Mais elle a été et demeure, en France, l’objet d’un long combat… contre la domination de l’Église catholique sur l’État et la société.
Le débat actuel sur la laïcité ne peut s’abstraire de cette histoire et se résumer à la séparation des Églises et de l’État et au statut scolaire qui ont été plus ou moins stabilisés en fonction du rapport des forces à un moment donné. Et qui peut, à tout moment, être modifié, brutalement ou à la marge, en fonction de nouvelles situations. L’Histoire ne s’arrête pas à la fin du dix-neuvième, début du vingtième siècle.
En France, comme dans bien des pays européens, pendant des siècles, l’Église a exigé la soumission à l’autorité divine. A sa propre autorité. Les rois étaient de droit divin, représentants de Dieu sur terre, leur pouvoir venait de l’Église ou, au moins, était consacré par elle… Cette alliance du trône et de l’autel est bien illustrée par le sacre des rois de France dans la cathédrale de Reims du huitième au dix-neuvième siècle : trente-trois rois en un peu plus de 1000 ans. Leur autorité était liée. Même si ce n’était pas toujours sans conflit.
Napoléon mit les choses au point pour son sacre qui eut lieu à Notre-Dame de Paris, en 1804. Il se couronnerait lui-même et... le pape donnerait seulement sa bénédiction… Après s'être couronné lui-même, Napoléon couronna Joséphine... Le pape durant toute la cérémonie eut toujours un peu l'air d'une victime résignée, mais résignée noblement.
Pour la période moderne, c’est au dix-huitième siècle qu’est fortement contestée, notamment par d’Alembert, l'abus de l'autorité spirituelle réunie à la temporelle. Et, si les mots laïcité, laïciser..., sont des mots de la Troisième République, les choses sérieuses ont commencé bien avant et sont devenues très concrètes avec la Révolution de 1789. Décapiter le Roi n’était pas un simple meurtre familial, comme il y en avait eu ici ou là, mais la suppression d’un roi de droit divin, non remplacé, et du pouvoir de l’Église catholique, par la même occasion. Remplacement de la loi divine par la loi des hommes.
D’autres décisions, moins sanglantes mais tout aussi traumatisantes, allaient dans le même sens : déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, abolition des privilèges (1789), proclamation de la liberté de culte, mariage comme contrat civil (1791), laïcisation de l’État civil - alors que, depuis le seizième siècle, baptêmes, mariages et décès étaient inscrits sur les registres paroissiaux - autorisation du divorce dans certaines conditions (1792), calendrier républicain (1793, aboli en 1806 par Napoléon)...
Cela ne s’est pas fait sans résistance de la part de l’Église. Durant l’été 1793, deux lois sont adoptées contre les prêtres qui s’opposeraient à l’état civil et à la loi sur le divorce que l’Église condamne. En 1801, une loi interdit aux prêtres de célébrer le mariage religieux avant le mariage civil...
Après des péripéties diverses, c’est sous la Troisième République que la laïcité reprend sa progression : suppression du repos dominical obligatoire (1879), sécularisation des cimetières (1881), loi Jules Ferry sur l’instruction publique obligatoire (1882), suppression des prières publiques parlementaires (1884), académiques (1875-1886), judiciaires (1883-1900), loi de séparation des Églises et de l’État (1905) : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes… ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte... sauf pour des dépenses relatives à des exercices d’aumônerie.
En 1905, l’Alsace-Moselle était sous autorité allemande. De ce fait, c’est toujours le concordat de 1801 qui s’y applique, à la demande des élus alsaciens, lors du rattachement à la France en 1919.
La laïcité a été condamnée à maintes occasions par Rome (1832, 1864, 1906, 1925, 1926). Et cet équilibre, si vanté aujourd’hui par certains, est mis en question dès que les circonstances s’y prêtent.
Pendant le régime de Vichy, le cardinal Gerlier, primat des Gaules déclare : Travail, Famille, Patrie, ces trois mots sont les nôtres. La loi du 5 juillet 1904 qui interdisait aux religieux d'enseigner dans le public, est abrogée en septembre 1940 et l'enseignement privé confessionnel reçoit des subventions de l'État (400 millions de francs en 1941).
Les circonstances changent. Après 1945, la position de l’Église sur la laïcité évolue : parce qu'on ne peut demander aux Français ce qu'on exige des Espagnols » (Pie XII). Les évêques, discrédités pour une bonne part d'entre eux - pas tous, le cardinal Saliège est connu pour ses prises de position courageuses pendant l’occupation – par leur soutien au régime de Vichy ou par leur passivité, admettent le principe d'une juste laïcité.
Depuis la Libération, cette juste laïcité a été retouchée à plusieurs reprises : alors que la France se sécularise, l'aide aux écoles religieuses, les subventions déguisées aux lieux de culte et de culture augmentent. La droite n’a cessé de légiférer contre la laïcité pour renforcer l’école privée, catholique essentiellement : décret Poinso-Chapuis (1948), lois Marie (1951), Barangé (1951), Debré (1959), Guermeur (1977). Législation jamais remise en cause…
En 2004, l’extrême droite et la droite découvrent et reprennent à leur compte la laïcité pour faire adopter, à une forte majorité, la loi qui interdit le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse : en fait, le port du voile par de jeunes musulmanes à l’école. Elle sera suivie, en 2010, par la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
La gauche s’est alors divisée entre ceux qui ont approuvé cette loi, pour qui c’était une loi en faveur de la laïcité à l’école, même si elle était présentée par la droite.
Et ceux qui voyaient là essentiellement une loi contre les musulmans, un ersatz de racisme. Parce qu’ils avaient abandonné le combat laïque et n’osaient pas le rependre contre l’islam sur les pas de la droite. Parce qu’ils avaient été incapables de mener à bien la décolonisation. Par paternalisme, faute d’avoir su faire l’unité des travailleurs exploités, de ceux qui croient au ciel et de ceux qui n’y croient pas. Par solidarité avec une partie de la population une fois de plus stigmatisée.
La lutte pour ou contre la laïcité ne se limite pas au vote d’une loi. Elle se continue avec des déclarations comme celles de Nicolas Sarkozy, président de la République, donnant sa version d’une laïcité ouverte et positive en affirmant que dans la transmission des valeurs […] l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. Suivi récemment par son ancien collaborateur qui a utilisé sa foi chrétienne pour authentifier une fibre sociale publiquement discutée – faut-il et suffit-il d’être chrétien pour être social de façon insoupçonnable ? - et, par la même occasion, faire un appel communautariste à l’électorat catholique.
Entendons-nous bien. Un citoyen a le droit, peut-être aussi le devoir, de militer en fonction de ses croyances. François Fillon comme tout autre. Il est plus contestable de suggérer qu’à défaut de foi, il serait difficile d’être social. Il est tout autant discutable de faire campagne en avançant sa foi chrétienne, si on s’oppose à ce que d’autres le fassent en fonction d’une foi différente.
Une telle démarche préfigure une organisation de la vie politique, en fonction des appartenances religieuses et met en question non seulement la laïcité mais aussi le vivre ensemble. Surtout au moment où Fr. Fillon semble s’aligner sur les positions les plus rétrogrades d’une partie des catholiques français réunis dans la Manifestation pour tous ou Sens commun.
Il faut remarquer une différence fondamentale entre manifester pour le droit à… et manifester contre le droit à… Dans le droit à l’avortement ou au suicide assisté, il ne s’agit en rien d’obliger qui que ce soit à faire quoi que ce soit. Seulement une liberté nouvelle adoptée majoritairement. Ceux, celles qui ne veulent pas utiliser la possibilité ouverte par la loi, n’ont aucune contrainte. Leur liberté est et doit être totalement respectée.
Être contre le droit à…, c’est vouloir limiter la liberté d’autrui. Pourquoi veulent-ils limiter la liberté de ceux qui ne pensent pas comme eux et qui ne leur font aucun tort ?
Tout simplement parce qu’ils veulent mettre la loi divine – leur loi divine, proclamée et interprétée par eux – au dessus de la loi des hommes, démocratiquement adoptée.
La laïcité, c’est aussi cela. Ouvrir au maximum la liberté de chacun tant qu’elle n’empiète pas sur la liberté des autres.
François Fillon a déclaré Je suis gaulliste et de surcroît, je suis chrétien. On voit mal de Gaulle, tout aussi gaulliste et chrétien, qui allait à la messe tous les dimanches sans que quiconque y trouvât à redire, faire une telle déclaration ! Des personnalités chrétiennes et/ou de droite se sont étonnés d’une telle déclaration.
Ainsi, le député Les Républicains, Henri Guaino : Répondre à une question sur sa foi et ne pas avoir honte de répondre est une chose, mais en faire un argument électoral me pose un vrai problème.
François Bayrou, connu comme catholique et démocrate chrétien : Je connais François Fillon depuis longtemps, je ne l'ai jamais vu faire de déclaration de cet ordre. Ça doit être lié aux élections d'une manière ou d'une autre, à ce qu'on croit être un corps électoral, et je me refuse à regarder les croyants comme un corps électoral, les athées comme un corps électoral, les agnostiques comme un corps électoral, je ne comprends pas qu'on se laisse aller à ce type de dérive-là, je trouve qu'il faut mettre un terme à ces mélanges déplacés (...) On a l'impression qu'on en est à un point, en raison d'un certain nombre de dérives, où on considère que tout doit être l'objet d'une instrumentalisation politique.
Dans la situation actuelle, il est difficile de parler de laïcité sans avoir une immédiate montée aux extrêmes quelquefois à front renversé.
D’un coté, il y a ceux qui veulent voir dans la laïcité un rempart contre l’islam au nom de la lutte contre l’islamisme, le djihadisme, le terrorisme islamique. Ceux qui veulent profiter du moment pour défendre la France éternelle, fille aînée de l’Église, l’occident chrétien et même l’occident judéo-chrétien depuis peu. Après la Shoah et près de 2000 ans d’antisémitisme chrétien. S’ajoutent à ceux-ci, les réalistes de gauche qui courent après la droite pour combattre l’extrême droite sur son terrain : sécurité et laïcité.
De l’autre ceux qui espèrent un retour du religieux. Qui, récemment ou depuis toujours, veulent des accommodements raisonnables de la laïcité, toujours plus raisonnables, toujours dans le même sens. Qui utilisent toutes les occasions de revenir en arrière, comme les différentes lois en faveur de l’école privée.
Il en est qui acceptent, difficilement, la moindre visibilité de la religion catholique dans l’espace public et qui s’engagent derrière la visibilité revendiquée par les musulmans pour ouvrir une nouvelle visibilité religieuse.
Pourtant, ce ne sont pas les laïques qui ont obligé les prêtres ou les religieuses à quitter leur uniforme. Le droit à s’habiller à leur convenance leur a été reconnu devant les tribunaux au début du vingtième siècle.
Certains milieux catholiques se sentent en porte-à-faux face à ces musulmans ou musulmanes qui s’affirment comme tels dans la rue. Ils espèrent un retour à une grande visibilité quand d’autres religions qui n’ont pas le même contentieux historique la revendiquent.
Cette sécularisation catholique de la rue – la disparition des soutanes – a probablement joué dans la perception du voile islamique des femmes musulmanes.
On a beau dire que l’islam est présent en France depuis de nombreuses années, il n’a pas participé à l’histoire de la laïcité comme les laïques et les catholiques ou même comme les protestants et les juifs. Il a pu être présent dans les interstices de la société. Et, hélas !, dans l’histoire coloniale de la France.
C’est l’augmentation significative des musulmans en France qui justifie la demande que l’islam soit considéré comme une religion de France comme les autres.
Dans cette optique, il est normal que les musulmans posent certaines revendications qui plaisent ou non et que ces revendications soient discutées pour savoir ce que la société estime acceptable ou non. Il y a là des points de vue différents qui peuvent être gérés et résolus démocratiquement.
Si les revendications des musulmans posent problème, c’est qu’elles n’apparaissent pas dans une atmosphère apaisée. Qu’elles sont instrumentalisées politiquement de tous les cotés pour transformer des questions qui, souvent, pourraient être résolues sereinement en affrontements plus ou moins énergiques. Qu’elles sont l’occasion pour certains, pas toujours du même coté, de prolonger, de recommencer la Guerre d’Algérie. De les utiliser comme nouvelle forme de racisme. De pousser plus loin les revendications pour exacerber les oppositions.
Ainsi, la loi interdit le port du voile, comme vêtement ostentatoire, au sein des établissements scolaires. Mais reconnaît que les adultes ont le droit de se vêtir librement à condition de ne point cacher le visage.
Ce point acquis, certains ont lancé le burkini, idée remarquable qui peut être considérée comme provocatrice mais qui ne contrevient à aucune loi, ni à celle de l’hygiène, ni à celle de la pudeur, ni à la liberté pour les adultes de se vêtir à leur convenance.
Cette tenue a conduit à l’adoption de quelques arrêtés municipaux dont un pris par une municipalité qui organise sur la commune une plage naturiste. Ces arrêtés contre le burkini ont été annulés juridiquement mais ont conduit à des querelles estivales qui ne vont pas dans le sens de l’apaisement. Et qui risquent de reprendre à la prochaine saison estivale.
D’autres querelles ont déjà été soulevées qui pourraient être réglées si les interlocuteurs avaient le souci du compromis.
Désormais les repas sont souvent pris dans des cantines avec des possibilités de choix des plats. Il ne paraît pas insurmontable d’offrir la possibilité de présenter des repas sans porc ou des repas végétariens. Pendant des années les élèves et étudiants laïques ont été soumis au poisson du vendredi : l’affreux merlan du vendredi au restaurant universitaire !
Les tenants de la laïcité, les anciens et les nouveaux, devraient s’étonner qu’en France sur les 11 jours fériés annuels, 6 concernent des fêtes religieuses catholiques – lundis de Pâques et de Pentecôte (?), Ascension, Assomption, Toussaint, Noël (aux États-Unis et en Russie, Noël est la seule fête religieuse). Lors de l’élection présidentielle de 1981, la candidate du PSU, Huguette Bouchardeau, avait proposé que 6 jours mobiles soient mis à la disposition du travailleur qui pourrait les répartir à sa convenance, avec l’accord de l’employeur. C’était un façon laïque de respecter le libre choix des travailleurs en fonction de leurs convictions. Probablement trop simple, trop laïque… En tout cas, pas entendu en 1981, passé inaperçu.
Une telle mesure qui établirait simplement une égalité de traitement de tous, quelle que soit la religion ou l’absence de religion, ne bouleverserait pas grand-chose. Serait le signe d’une volonté d’apaisement. Mais cette proposition serait-elle acceptée sans nouvelles querelles ?
Accepter ou proposer des réformes ne veut pas dire accepter toutes les revendications. La Commission Stasi avait relevé des propositions qu’elle considérait comme acceptables ou non. Malheureusement, le gouvernement, les gouvernements, les politiques ont jugé la question résolue avec le vote de la loi sur le voile. Le reste a été envoyé aux oubliettes. La Commission avait joué son rôle. Et les questions, les solutions remises à plus tard à l’occasion d’une nouvelle montée de fièvre.
Il n’est pas possible de parler, en France, de laïcité vis à vis de l’islam comme cela s’est posé vis à vis de l’Église catholique. L’islam dans le monde est tout aussi opposé à la laïcité que l’était le catholicisme. Mais sa force, en France, n’est pas la même. Il n’en demeure pas moins que certaines revendications avancées par certains musulmans en France sont difficilement admissibles. La condamnation du blasphème ou de l’apostasie est un problème interne à l’islam tant qu’elle ne se traduit pas par des actes contraires à la loi. Le statut de la femme ne concerne pas seulement les musulmanes et le port du voile. Certains comportements – refus de serrer la main, refus d’être soigné par une personne d’un autre sexe - n’enfreignent en rien les lois sur la séparation des Églises et de l’État ou la laïcité de l’école encore que ce soit différent quand il s’agit du refus de reconnaître la supériorité hiérarchique d’une femme, enseignante par exemple, refus de certains cours, de la mixité… Elles n’en demeurent pas moins inacceptables.
Dans cette bataille autour de la laïcité, il est étonnant de voir que certains qui sont en pointe pour revendiquer une laïcité appliquée, quelquefois de façon abusive, aux musulmans de France, sont alliés avec les autorités de pays qui imposent à leur peuple les contraintes religieuses les plus strictes. Il est vrai que ces pays ont des ressources qui leur permettent d’acheter des armes, de faire des investissements et même de financer les tendances les plus intégristes de l’islam.