« Exhibitions, l'invention du sauvage » est une intéressante exposition présentée au musée du quai de Branly. Elle montre « comment ces spectacles, à la fois outil de propagande, objet scientifique et source de divertissement, ont formé le regard de l’Occident et profondément influencé la manière dont est appréhendé l’Autre depuis près de cinq siècles.
L’exposition explore les frontières parfois ténues entre exotiques et monstres, science et voyeurisme, exhibition et spectacle, et questionne le visiteur sur ses propres préjugés dans le monde d’aujourd’hui. »
Malgré l'attention apportée à ne pas mélanger les genres et à éviter le simplisme militant qui guette ce type de travail, surtout dans la période actuelle où les dérapages contrôlés mais intéressés et dangereux sont fréquents, y compris en haut lieu, l'exposition n'échappe pas et ne peut probablement pas échapper à sa situation dans le temps et dans l'espace. C'est une exposition qui se situe en France au XXIè siècle.
Dater la découverte de l'autre dans le regard occidental, du 15ème siècle, est évidemment discutable. Parce que l'autre a, probablement, toujours existé peut-être même avant le regard, dans l'imagination.
Dans les églises, à partir du 13ème siècle, apparaissent les gargouilles, utilitaires certes mais avec des sculptures qui font une large place à l'imagination, leur donnant un aspect terrifiant pour remplir une seconde fonction : éloigner les mauvais esprits et protéger la maison de Dieu.
Mais l'imaginaire terrifiant est n'est une création ni du Moyen Age, ni de l'Occident. Dans l'antiquité, les centaures ont pu illustrer l'affrontement entre civilisés et autres (sauvages ?), les chimères fantastiques et les dragons crachant le feu et dévorant les humains sont retrouvés dans des mythologies très diverses.
A coté de cet imaginaire, la nature donne vie à des créatures que l'on va appeler « monstre » : « celui dont l'aspect nous est inhabituel par la forme de son corps, sa couleur, ses mouvements, sa voix, et même les fonctions, parties ou qualités de sa nature. » (Saint Augustin). L'étymologie du mot témoigne de son utilisation. Le « monstre » est présenté au regard des curieux parce qu'il est « inhabituel » et bien que naturel, il paraît comme une anomalie de la puissante nature.
L'Occident a inventé ou découvert l'autre, comme chaque civilisation, chaque peuple, chaque village invente ou découvre son « autre ». Il est bien connu que les peuples parlant d'eux-mêmes, se nomment souvent en des termes qui veulent dire « humains, personnes » (Inuits), « peuple du ciel » (Zoulou), « homme libre » ou « rebelle » (Imazighen), « noble et libre » (Imajeren/Touareg), « vrais hommes issus de cette terre » (Anishinaabe)... Ils sont, souvent, beaucoup moins flatteurs pour désigner leurs voisins : « mangeurs d'homme » (Mohawaks pour les Alonguins), « serpents à sonnettes » (Iroquois pour les Alonguins), perçus comme concurrents, dangereux ou ennemis...
Une période importante dans l'histoire de l'Autre en Europe, est la « découverte » des Amériques, de l'or et des Amerindiens dont certains sont ramenés à la cour comme pièce à conviction. Ces peuples, inférieurs bien sûr, vont être réduits en esclavage malgré Charles Quint qui interdit cette pratique en 1526, malgré la bulle du pape Paul III en 1537, malgré Bartolomé de Las Casas. Premières condamnations de l'Occident chrétien, déjà peu efficaces dans le contexte colonial de l'Espagne.
Le continent noir va être une réserve d'esclaves, pas seulement pour l'Occident. Mais le recours au continent noir par la traite pour l'esclavage occidental va fournir une main d'oeuvre peu chère, soumise et abondante. Cette situation connaîtra de « beaux jours » jusqu'au XIXème siècle. Malgré de multiples révoltes notamment la Révolution haïtienne menée par d'anciens esclaves (Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessaline) qui aboutit à la création de la première république noire, deuxième État indépendant des Amériques.
Si l'esclavage est aboli en France une première fois en 1792, Napoléon en 1802 permet son rétablissement sous la pression des colons des Antilles et l'abolition définitive n'aura lieu qu'en 1848... avec quelques entorses. Et le développement colonial.
Mais l'Autre (par excellence en Occident ?), n'est-ce pas aussi le juif, avec un antijudaïsme qui remonte au moins au IIIème siècle avant notre ère et qui a été accentué par la condamnation du peuple déicide et mangeur d'enfants chrétiens...
On pourrait dire aussi que « l'autre » se décline d'abord et partout (?) au féminin dans un monde pas seulement occidental où la femme se voit le plus souvent reconnaître une place seconde.
Les conclusions des savants du XIXème siècle, « savants de leur temps », vont être très utiles aux politiques. Ils ont entretenu l'idée de supériorité. Qui était « légitimée » par une supériorité indéniable, celle des armes, des moyens techniques qui vont permettre l'extension et l'exploitation coloniales et aussi l'ouverture de nouveaux champs à la rivalité au delà des océans, sur l'ensemble de la planète, entre impérialismes européens.
Les discours sur l'inégalité considérée comme essentielle, définitive, permet l'exploitation et même l'esclavage, sans problème, des êtres inférieurs, hommes ou bêtes. L'inégalité temporaire, remédiable, justifie un colonialisme moral, émancipateur, « civilisateur ». Les exhibitions ethniques vont populariser ces deux types d'exploitation, la colonisation et toutes les aventures « exotiques ». La mise en esclavage des vaincus n'est pas un phénomène nouveau, il est ici justifié par une supériorité qui n'est pas seulement celle des armes. Qui est démocratisée par les exhibitions.
Parmi les documents présentés, la « Vénus hottentote »réapparue, sur les écrans, en 2010 dans lefilm d'Abdellatif Kechiche, la « Vénus noire ».Venue du Cap, Saartjie Baartman a été exposée d'abord en cage, à Londres, puis est venue à Paris où elle mourra.
Après le public des foires, c'est devant les yeux de scientifiques et de peintres qu'elle est exposée nue, transformée en objet d'étude. Peu de temps plus tard, le rapport qui en résulte compare son visage à celui d'un orang-outang et ses fesses à celles des femelles des singes mandrills. Devant le moulage de son corps qui est resté au musée de l'Homme jusqu'en 1974, l'anatomiste Cuvier dira « Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes ». Mais les choses ne sont pas simples et Cuvier aurait parlé d'une dame sauvagesse de qualité, parlant trois langues et bonne musicienne.
Ce n'est qu'en 2002 que ses restes ont été remis à sa communauté d'origine, la communauté Khoikhoï (hommes des hommes).
Elle avait tout pour être l'Autre car comme le dit Abdellatif Kechiche : «Les hommes ont beaucoup opprimé les femmes dans l’Histoire. Noire et différente, Sarah synthétise en elle tous les motifs d’oppression».
« L'invention » de l'autre ne veut pas dire qu'il n'existait pas auparavant comme l'Amérique existait avant sa « découverte » par les Européens. Il existait mais il ne devient « autre » que par le regard des... autres. L'exposition montre bien que l'autre inventé à cette époque, et qui nous marque encore aujourd'hui, n'a pris cette forme et cette ampleur que parce qu'elle répondait aux besoins de la société à un certain moment.
Il reste à avancer vers une société qui reconnaisse et la diversité et l'égale dignité de toutes les personnes.
L'exposition se termine par une question posée au visiteur sur le regard qu'il porte sur les divers « autres » de notre société.