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12 octobre 2018 5 12 /10 /octobre /2018 16:33
A propos de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara*

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C’est le livre d’un disciple qui parle de son maître. Il faut donc le lire avec un esprit particulièrement attentif. Notamment en ce qui concerne les conflits de Tierno Bokar avec l’Administration ou avec les partisans des 12 grains.
Appliquant un des conseils du maître, il n’est pas possible d’avoir un jugement serein à partir de la seule version des faits d'Amadou Hampâté Bâ.

Tierno Bokar est un homme parfait qui, dans son enseignement, nie même sa perfection (1). Qui ne condamne personne ou presque (2). Qui reste à l’écart de tous les conflits, même quand ils le concernent (3).

Cette sagesse est-elle le fruit de la tolérance africaine célébrée dans le livre ?
La tolérance africaine connaît cependant des limites comme le montrent les querelles entre les 11 et les 12 grains et la fin de vie de Tierno Bokar, abandonné de tous.

Ou bien est-elle le fruit du soufisme musulman, ici tidjani ? Malgré cette tolérance des soufis et des tidjanis, le grand-père de Tierno Bokar, soufi et tidjani lui-même, a accompagné El Hadj Omar dans ses guerres de conquête qui n’étaient pas non-violentes (4).

Le livre demeure très intéressant si on oublie le côté manuel pratique du soufisme.

Il nous montre, grâce à Amadou Hampâté Bâ, francophone par la fréquentation obligée de l’école des otages :

- un aspect de l’islam, différent de celui omniprésent dans l’actualité,

- une certaine autonomie de l’histoire interne de cette partie de l’Afrique, malgré la situation coloniale,

- l’existence d’une tradition intellectuelle et de fortes personnalités en dehors de l’influence française : Tierno Bokar, illettré en français, connaît les grands penseurs de l’islam, les traditions des principales ethnies de cette région et parle, en plus de l’arabe, 4 langues africaines (comme bien d’immigrés aujourd’hui).

 

Contexte

Tierno Bokar a bénéficié d’une double éducation, celle d’une famille noble, pieuse et celle de maîtres du soufisme.

Cette éducation, dans un milieu protégé, lui a permis d’échapper aux troubles de son époque et de connaître, de commenter les textes fondamentaux du soufisme et notamment ceux de Si Ahmed Tidjani. Et finalement d’ouvrir lui même une zaouia.

Amadou Hampâté Bâ décrit la vie quotidienne, bien réglée de Tierno Bokar et de sa zaouia dont la fréquentation est gratuite et ne vit que de dons et du travail des talibé (élèves) aux champs ou de l’artisanat vendu au marché.

Le maître partage sa vie entre la zaouia et la mosquée, entre l’enseignement et la méditation. Pendant l’hivernage, il participe aux travaux des champs avec les talibé.

La mère de Tierno Bokar (5), cheville ouvrière de la maison, participe à la vie de la zaouia, à la préparation de la nourriture, médite seule ou en compagnie de Tierno Bokar. Au repas, elle est toujours servie par son fils qui, deux fois par mois, lave son linge.

 

Querelles et administration

Tierno Bokar est entraîné dans la querelle interne aux tidjanis, entre les pratiquants des onze grains et ceux des douze grains : faut-il réciter l'oraison, Perle de la perfection, onze fois comme prescrit par le Prophète à Si Ahmed Tidjani, lors d'une vision, ou douze fois comme la majorité des tidjanis, suite à une circonstance particulière ?

Dans cette querelle, l'administration est manipulée par les douze grains contre les onze grains auxquels s'est rallié Tierno Bokar trahissant la majorité des siens, restés fidèles aux douze grains. Ce qui entraîne sa chute. Il finit sa vie, à Bandiagara, soutenu par les seuls Dogons, abandonné de tous, y compris des toucouleurs, son ethnie, menés par les grands marabouts.

Soufisme

Tierno Bokar est un adepte du soufisme, tendance ésotérique et mystique de l'islam. Il s'agit d'une voie d'élévation spirituelle par le biais d'une initiation, tassawuf ou tariqa (chemin, voie) qui désigne aussi les confréries. Le soufisme est présent, depuis les origines de l'islam, dans le chiisme et le sunnisme.

Le mot soufi viendrait de suf, laine ou de safa, pureté cristalline, ou de Ahl al-soufa, les gens du banc, ou ahl aṣ-ṣaff, les gens du rang, du premier rang.
Aux
et 3° siècles de l’hégire, de grands soufis ont développé un enseignement ésotérique et initiatique transmis jusqu’à nos jours. Les soufis se sont organisés aux 11°-13° siècles en confréries, tariqa (pluriel turuq) fondées par des maîtres spirituels (cheikh).

Pour les soufis, le Coran, comme toute réalité, comporte deux aspects : l’un, externe, apparent, et l’autre, interne, caché. Ils recherchent un état spirituel pour accéder à cette connaissance cachée, essentiellement l'amour de Dieu. Le Prophète aurait reçu en même temps que le Coran des révélations ésotériques qu'il n'aurait partagées qu'avec Ali ou quelques-uns de ses compagnons. Auxquels, Ali surtout, les différentes confréries se rattachent par une généalogie spirituelle.

Le soufisme s’oppose aux courants attachés à la lettre du Coran et de la sunna. Que condamne Tierno Bokar (2,6).

L’amour tient une place importante dans le soufisme : l’amour de Dieu, bien sûr, (7) mais aussi l’amour tout court. Les grands mystiques ont consacré des traités à l’amour. Sans oublier la poésie.

L’enseignement de Tierno Bokar, tel que rapporté par Amadou Hampâté Bâ, est fortement imprégné de cet amour de Dieu et de l’amour des hommes, de tous les hommes. Mais on ne voit aucune trace de l’amour tout court, ni de poésie amoureuse. Il est question de la sagesse et de la fidélité de la mère de Tierno Bokar. Lui-même prend une épouse mais il n’est pas question d’amour. Ni d’enfants d’ailleurs.

A propos de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara*

Le mode de vie de Tierno Bokar est simple plutôt qu’ascétique. Hampâté Bâ fait référence à la culture africaine (8) comme opposition au moralisme wahhabite qui, déjà, persécutait les soufis (9).

Le soufisme est critiqué, notamment de la part des salafistes plus littéralistes.
Au-delà, les soufis eux-mêmes considèrent que certaines pratiques inspirées du soufisme sont inacceptables comme le maraboutisme qui pratique le culte des saints, assimilé à un polythéisme, passible de la peine de mort selon la charia. Ce courant est rejeté par tous les sunnites.
Les marabouts tidjanis ont causé la perte de Tierno Bokar.

 

Enseignement de Tierno Bokar

La partie la plus importante du livre est la morale qu'enseigne Tierno Bokar, à travers des exemples concrets ou des paraboles, que rapporte Amadou Hampâté Bâ .

Cet enseignement est imprégné de la connaissance des grands soufis et de l'expérience des diverses cultures que connaît Tierno Bokar, successivement Haoussa, Peul, Bambara, Marka, Dogon d’adoption.

Plongé à la fois dans une méditation quotidienne des textes fondamentaux et dans la vie au jour le jour de sa zaouia qu’il a appelée cellule d’amour et de charité, il prêche un amour absolu pour Dieu et pour toutes les créatures.

Tierno Bokar donnait son enseignement généralement en peul, suivant la parole du Prophète Parlez aux gens dans la mesure de leur entendement.

 

Diversité et luttes religieuses

Pour Tierno Bokar, il n’y a qu’un Dieu, il ne peut y avoir qu’une religion qui peut prendre des formes diverses suivant le moment ou le lieu de la Révélation. Les citations sur ce thème sont nombreuses dans le livre.

Il n’existe qu’une seule religion, dans ses principes fondamentaux, le tronc commun, dont les branches peuvent varier en fonction du temps, du lieu de la révélation...

On peut adorer Dieu… Jusque dans la carie de la dent d’un cochon...

La religion, que veut Jésus et qu’aime Mahomet est celle qui est en contact permanent avec le soleil de Vérité et de Justice, dans l’Amour du Bien et de la Charité pour tous...
 

Tierno Bokar en tire des conclusions empreintes d’une grande tolérance. Mais malheureusement, les hommes se sont attachés aux formes extérieures des religions pour s’opposer les uns aux autres. Pour se faire la guerre les uns aux autres au lieu de mener le seul vrai combat, la lutte contre soi-même, contre ses propres défauts, pour arriver à la seule chose qui compte l’amour de Dieu.

Croire que sa race ou sa religion est la seule détentrice de la vérité est une erreur...

Je ne m’enthousiasme que pour la lutte pour vaincre en nous nos propres défauts [ijtihad]. Qui n’a rien à voir avec la guerre au nom d’un Dieu [djihad] qu’ils déclarent aimer mais qu’ils aiment mal puisqu’ils détruisent une partie de son œuvre...

Je souhaite la venue de la réconciliation de toutes les confessions pour former une voûte morale et spirituelle où elles se rapprocheront en Dieu par trois points d’appui : Amour, Charité, Fraternité.

 

Amour et charité

Quand un élève demande Tierno Bokar si Dieu aime les infidèles, la réponse est claire.

Les enfants d’un même père, pour être différents, en sont-ils moins frères et fils légitimes de leur géniteur ?
Chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu... Comment oserions-nous mépriser un réceptacle qui contient une parcelle de l’Esprit de Dieu ?
N’aimer que ce qui nous ressemble, c’est s’aimer soi-même,ce n’est pas aimer. L’infidèle ne peut être exclu de l’amour divin. Pourquoi le serait-il du nôtre 
?

La question n’intéresse pas seulement Dieu et les infidèles.
Nous ne devons pas nous croire supérieurs aux autres êtres de l’univers quels q
u’ils soient...

Les meilleures des créatures parmi nous seront celles qui vivront dans l’Amour et la Charité et dans le respect de leur prochain...

De plus : La bonne action la plus souhaitable est celle de prier pour ses ennemis… Les hommes peuvent maudire leurs ennemis, ils se font plus de tort qu’en les bénissant. Du point de vue occulte, c’est bénir qui est plus profitable même si on passe pour un imbécile.

Pour Tierno Bokar, la tolérance est un principe fondamental aussi bien de l’islam (10) que de la Tidjaniyya (11). Il va plus loin et condamne la violence, au nom de l’amour, de la tolérance mais aussi de l’efficacité.

Les armes ne peuvent détruire que l’homme matériel, jamais le principe même du mal qui l’habite. Quand c’est l’Amour qui détruit le mal, ce mal est tué pour toujours.
Quand on tue un homme animé par le mal, le principe du mal pénètre dans le meurtrier. Il prend en lui une racine nouvelle. Le mal doit être combattu par les armes du Bien et de l’Amour.

 

Quelques pratiques

Dans son enseignement, Tierno Bokar privilégie la réflexion par rapport à l’imitation (taqlid), non l’imitation du prophète mais le paraître des marabouts, imitation bornée, qui condamne facilement : critiquer est plus facile que se faire humble soi-même à l’égard des moins favorisés.

Sans entrer dans la complexité des multiples pratiques religieuses décrites, il apparaît qu’il y a des niveaux qualitatifs dans la foi :

La foi sulbu, solide, celle du commun, du marabout attaché à la lettre. Celle des prescriptions judaïques, chrétiennes ou musulmanes. La foi subu intransigeante, dure, immuable, peut prescrire la guerre pour assurer sa place et se faire respecter.
La foi sa’ilu, liquide, accepte toutes les vérités d’où qu’elles viennent. Elle s’attaque aux défauts, à l’intolérance. Elle est le propre de l’homme de Dieu capable d’entendre tous ceux qui parlent du Créateur. Elle s’élève contre la guerre.
La foi ghaziyu, gazeuse
, de l’élite. Qui adore Dieu en vérité et dans la lumière. Dans l’Amour et la Charité.

A propos de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara*

Quelques remarques

Dans l’Afrique telle que la décrit Amadou Hampâté Bâ, la naissance compte plus que la couleur : Si quelqu’un est reconnu comme Chérif, c’est à dire descendant du prophète, fut-il sombre comme l’ébène, on dira de lui qu’il est d’ascendance arabe et non noir.

La supériorité spirituelle plus que l’âge. C’est ainsi qu’on peut dire :ce jeune homme est plus âgé que son père... je suis né avant toi mais tu es plus âgé que moi.

L'histoire d'El Hadj Omar et celle Tierno Bokar montrent l'importance des castes (le mot n'est pas employé). Tous deux sont nobles et Amadou Hampâté Bâ montre un discret mépris de caste : receveur des postes devenu chef de canton ou, lors d’une réunion des Toucouleurs à Bamako, tous illettrés en arabe et en français, boys ou cuisiniers au service des Français, sauf 2... le père adoptif d’Hampâté Bâ et un fidèle ami de Tierno Bokar.

A plusieurs occasions, il est question de l’importance de la raison : la Raison différencie l’homme de la bête, le croyant de l’incrédule, l’érudit de l’ignorant, le juste du méchant… Ce don que Dieu nous a fait : l’Intelligence et la Raison...

Or le soufisme est une tendance ésotérique de l'islam : Si Ahmed Tidjani a une vision du Prophète, d’un point de vue ésotérique, le nombre 11 égale le nombre 12, le cycle numérologique symbolique des planètes annonce plus de déboires que de jours paisibles pour Chérif Hamâllah...

La raison est seconde, après la révélation… Dans ce cadre, s’informer avant de prendre position, ce que fait Tierno Bokar avant de se rallier aux 11 grains, ne pas s’arrêter à la surface des choses, faire appel à ce don que Dieu nous a fait : l’Intelligence et la Raison.
C’est par la Raison qu’on entretient la Religion, que l’on gouverne le monde... La Raison te permet de dire, je ne m’intéresserai désormais qu’à mon salut…

Amadou Hampâté Bâ parle de certaines discussions à propos du soufisme. Car le soufisme décrit rappelle certains aspects du christianisme et d’aucuns ont voulu y voir son influence. Hampâté Bâ le conteste.

Tierno Bokar ne peut ignorer cependant ce qui est cité dans le Coran et qu’il a dû méditer, commenter peut-être. Nous lui avons donné l'Évangile. Nous avons établi dans les cœurs de ceux qui l'ont suivi la mansuétude, la compassion et la vie monastique qu'ils ont instaurée - Nous ne leur avions pas prescrite - uniquement poussés par le désir de plaire à Dieu. Mais ils ne l'ont pas observée comme ils auraient dû le faire.

Le soufisme est une façon de vivre l’islam. Mais on ne peut réduire l’islam au seul soufisme. L’islam est aussi divers que le christianisme, que les autres religions.

Qu’il y ait emprunt d’une religion à l’autre ou simple rencontre, entre certaines formes du christianisme et de l’islam peut être sujet de discussion infinies.

Peut-être, faut-il dire avec Pierre Teilhard de Chardin, que tout ce qui monte converge ?

***

1 – A quelqu'un qui lui dit : Tierno, j’ai entendu parler de toi et de ton enseignement. On n’en dit que du bien…
Il répond : l’homme ne correspond jamais à sa réputation

2 - Il méprise les attachés à la lettre. Il désapprouve l’individu affublé d’un turban, ostensiblement au cou un chapelet à gros grains.

3 - Dénoncé comme un pratiquant des 11 grains, à la prière du vendredi, à la mosquée, Tierno sort, sans rien dire, suivi de ses élèves.

4 - Amadou Hampâté Bâ : L’apparition de la marée omarienne faisait entrer le Soudan dans une nouvelle période de convulsion, l’une des plus violentes peut-être de son histoire.

5 - Elle m’a nourri de son lait puis de sa sueur.

6 - N’en déplaise aux attachés à la lettre, une seule chose compte : confesser l’existence de Dieu et son Unité. Frère en Dieu, au seuil de notre zaouia, cellule d’amour et de charité, ne bouscule pas l’adepte de Moïse… Ni l’adepte de Jésus.

7 - Aimer Dieu est l’ultime but des stations spirituelles et le plus haut sommet des rangs de noblesse (Al-Ghazâlî).

8 - L’ascétisme est étranger à la pensée profonde de l’Afrique : Être social, l’Africain, l’ascétisme ne constitue pas une ligne de conduite à suivre aux yeux de gens bouillants de vie, riches de leur perpétuelle jeunesse et de leurs vieux pensers

9 - Lettre d’Alpha Hassi Tal, retiré au Hejaz, sur les persécutions du jeune régime wahhabite. Ces puritains de l’islam s’attaquaient violemment à toutes les manifestations ou survivances du soufisme en Arabie.

10 - Point de contrainte en religion (Le Coran)

11 - Si vous êtes calomnié, ne calomniez pas. Si vous recevez des coups, ne les rendez pas. Si quelqu’un vous refuse une faveur, accordez-lui en (Cheikh Ahmed Tidjani).

* Vie et enseignement de Tierno Bokar Le sage de Bandiagara par Amadou Hampâté Bâ (Mali), 1980, 254 p, Sagesse Points Seuil

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